Assez régulièrement, dans le cadre de l’engagement pris par le CAÉB en matière d’apprentissage, nos réunions du personnel comportent un volet d’approfondissement d’un sujet associé à notre travail. Souvent, l’un de nos collègues nous présente une notion apprise lors d’une conférence ou d’un webinaire, ou une compétence acquise dans le cadre de ses fonctions. Récemment, Ioana Gandrabur nous a fait une allocution sur l’histoire et l’importance du braille.
Pair formatrice pour le CAÉB, Ioana est une musicienne classique professionnelle, passionnée de technologie et lectrice insatiable de braille. Sa présentation aux membres du personnel a été intéressante et enrichissante, et nous lui avons demandé de rédiger un article de blogue sur certains des points abordés.
CAÉB : En tant que lectrice de braille, pouvez-vous nous dire ce que le braille signifie pour vous?
Ioana : Le fait d’accéder au monde par le braille est un peu comme recouvrer la vue après être né aveugle. Louis Braille disait que « le braille est la connaissance et la connaissance est le pouvoir ». En tant que musicienne professionnelle, je suis très heureuse que le code braille m’ait aidée à apprendre, à découvrir et à interpréter des œuvres.
CAÉB : Pouvez-vous nous révéler un peu le fruit de vos recherches sur l’histoire du braille et de l’éducation des personnes aveugles?
Ioana : La question de l’éducation des personnes aveugles a démarré bien avant la naissance de Louis Braille.
Le philosophe français Denis Diderot, né en 1712, fut le premier à estimer que les personnes aveugles devaient être éduquées et non pas guéries.
En 1785, Valentin Haüy fonda à Paris la première école pour aveugles, l’Institut national des jeunes aveugles, 11 ans après la mort de Diderot. Il attribua son inspiration à Diderot, qu’il avait rencontré avec Maria Theresia von Paradis, une musicienne prodige aveugle dont il admirait la méthode de lecture et d’écriture à l’aide de lettres à impression sur carton et d’une machine à imprimer manuelle qu’on lui avait offerte. Peu après leur rencontre, Valentin Haüy remarqua un groupe de jeunes d’un hospice pour aveugles dont on se moquait à l’occasion d’une fête religieuse célébrée dans les rues de Paris. Il décida donc de fonder une école où les élèves aveugles pourraient apprendre à lire et développer les habiletés nécessaires pour subvenir à leurs besoins. Au vu de la réussite des élèves et des méthodes de Haüy, l’école reçut les encouragements de l’Académie des sciences et même le soutien de Louis XVI. En 1819, Louis Braille intégra cette école. Il avait perdu la vue à l’âge de 3 ans, après un accident avec une alène qui avait causé l’infection de ses deux yeux. Avant de fréquenter l’Institut, il avait entamé son parcours scolaire à l’école de son quartier.
En 1815, à peu près à l’époque où Louis Braille entre à l’école de son quartier, Charles Barbier publie un livre sur la sténographie. Il y mentionne que l’écriture conventionnelle peut représenter un obstacle à l’alphabétisation universelle parce qu’elle est trop longue à apprendre et que certaines personnes qui doivent gagner leur vie, comme les paysans ou les artisans, ne peuvent pas consacrer le temps nécessaire à l’éducation. Barbier exprima en outre son inquiétude quant aux obstacles à l’alphabétisation auxquels sont confrontées les personnes ayant une déficience visuelle ou auditive. Il recommande dans son livre l’application d’un nouveau code, fondé sur une grille de cinq cases sur cinq. Barbier inventa par ailleurs trois outils permettant d’incruster les points sur du papier : une tablette rayée pour recevoir les impressions, le poinçon en tant que tel et un guide permettant d’aligner les points.
CAÉB : Au cours de vos recherches, avez-vous su si Louis Braille avait fait la connaissance de Charles Barbier? Est-ce de cette manière qu’il avait trouvé l’inspiration du code braille actuel?
Ioana : Nous savons qu’ils se connaissaient de réputation et qu’ils se sont rencontrés plus tard, lorsque Braille était adulte. Louis Braille fréquentait l’Institut lorsque la méthode de Barbier fut introduite en 1821. Il est donc très probable que le travail de Barbier a influencé Braille. Le système de codage de Louis Braille était plus souple que celui de Barbier et remédiait à certaines lacunes. À titre d’exemple, les cellules du système de Barbier étaient trop grosses, et Braille les a donc rapetissées pour qu’elles tiennent facilement sous un seul doigt.
Barbier n’a créé aucun symbole numérique ou de ponctuation, et ne faisait aucune distinction entre les lettres majuscules et minuscules, des faiblesses corrigées dans le système de Braille. Louis Braille continua de peaufiner son code et y ajouta en 1834, à la grande joie des musiciens, des notations musicales, que le système de Barbier ne contenait pas.
CAÉB : Le code braille a-t-il évolué d’autres manières depuis les premiers travaux de Louis Braille?
Ioana : Oui, des améliorations ont été apportés. Le braille a été officiellement adopté en France en 1854. À l’époque, on observait quelques variations, car certains pays mettaient en corrélation la fréquence d’apparition des lettres et le nombre de points. En 1878, le premier congrès international adoptait la version d’origine de Braille, un geste qu’allaient imiter les États-Unis en 1917.
En 1932, le code était encore mieux unifié à l’échelle internationale. Aujourd’hui, le code braille est normalisé, bien que des ajustements soient encore apportés. Il peut à présent être utilisé dans la plupart des langues et les codes de contenu scientifique et de programmation informatique sont en constante évolution.
CAÉB : Quelle a été l’influence du travail de Braille?
Ioana : Hellen Keller a déclaré que son travail avait été aussi important pour les personnes aveugles que celui de Guttenberg l’avait été pour la littératie.
Nous savons que la littératie est cruciale pour les possibilités d’étude et d’emploi. Certaines des sources que j’ai utilisées citaient quelques travaux intéressants à ce sujet. Une étude de l’université Louisiana Tech a révélé que 44 pour cent des répondants lisant le braille étaient sans emploi, contre 77 pour cent chez ceux qui ne le lisaient pas. Une autre étude a démontré que 90 pour cent des lecteurs de braille travaillaient, par rapport à 30 pour cent chez ceux qui ne le lisaient pas. J’aimerais bien que des études de suivi soient menées afin de voir si les choses ont évolué.
CAÉB : Pourriez-vous nous dire comment la technologie a continué de rendre le braille plus accessible pour la lecture et l’écriture.
Ioana : La technologie est un cadeau formidable pour la communauté des personnes aveugles.
En 1951, la machine braille Perkins était officiellement mise sur le marché. Il fallut dix ans à son inventeur, David Abraham, pour la perfectionner. Son processus d’élaboration fut interrompu par la guerre et d’autres difficultés, mais cet outil technologique allait permettre aux personnes aveugles d’écrire le braille avec efficacité et précision, et leur offrit de nouvelles voies pour communiquer, apprendre et s’exprimer.
Dans les années 1950 et 1960, des embosseuses braille furent mises au point. Les progrès étaient lents et les machines coûteuses, mais elles nous ont menés à une plus grande accessibilité. Le MIT fabriqua le BrailleEmboss, un appareil apparu à la fin des années 1960, avant que Duxbury ne développe le logiciel DOTSYS, qui avait la capacité de traduire en braille les codes teletypesetter (TTS).
En 1991, la machine braille Mountbatten fit son apparition puis en 2011, deux décennies plus tard, arrivait la première machine braille intelligente avec synthèse vocale de texte et offrant la possibilité de stocker du texte numériquement. Au fur et à mesure que des fonctions d’accessibilité ont été intégrées aux appareils technologiques grand public, les personnes aveugles ont pu accéder plus facilement à de l’information, par des moyens que l’on n’aurait pas pu imaginer il y a quelques décennies. À titre d’exemple, nous pouvons aujourd’hui saisir du braille sur un iPhone et lire la plupart des textes affichés sur un écran à l’aide d’un afficheur braille.
CAÉB : Merci beaucoup, Ioana, de nous avoir raconté un peu l’histoire du braille. Avez-vous encore quelques pépites de sagesse à partager avec nous?
Ioana : J’aimerais ajouter que nous ne sommes différents que par notre manière d’appréhender le monde, et que nous devons impérativement garder à l’esprit qu’il est inutile de vouloir « guérir » les personnes différentes, mais plutôt les aider dans leur manière d’appréhender le monde.
Je crois que le braille est essentiel à la littératie, mais les plus récentes données démontrent que seuls 10 pour cent des personnes aveugles aux États-Unis lisent le braille.
Cela s’explique selon moi par plusieurs raisons.
L’une d’elles est la tendance à minimiser l’importance des choses que l’on ne comprend pas.
On peut également mentionner l’idée préconçue selon laquelle le braille est trop difficile à apprendre pour les personnes plus âgées, un point sur lequel je suis en désaccord.
Il y a peut-être également un élément pratique en jeu ici. Puisque d’autres technologies s’intègrent bien dans celles utilisées par les personnes voyantes, comme la synthèse vocale de texte, il est plus facile pour les personnes voyantes d’enseigner et d’utiliser ces technologies plutôt que d’enseigner le braille aux personnes aveugles. Sans compter que la synthèse vocale de texte est moins populaire maintenant que tout le monde est passé au numérique, avec ses avantages et ses inconvénients.
Je crois qu’il est très avantageux de pouvoir lire et écrire le braille. La lecture du braille, en remplacement de l’écoute de fichiers audio, permet de rassembler tous les éléments du récit, plutôt que de les découvrir à travers le filtre du narrateur. Et l’écriture du braille est pratique à bien des égards. On peut prendre des notes en écoutant l’information, se créer des fiches et même tenir un journal de ses réflexions.
En fin de compte, je crois que le choix entre le braille et l’audio ne devrait pas être dicté par les circonstances mais par sa préférence, et j’encourage tout le monde à apprendre et à pratiquer le braille pour en faire un outil supplémentaire dans son arsenal.
Merci à Ioana d'avoir partagé ses recherches avec l'équipe du CAÉB et avec les lecteurs de notre blog.